I. Introduction : Un tournant historique pour l’Afrique et l’Union africaine
Le 16 février 2025, l’Union africaine (UA) a adopté, sous l’impulsion du Togo, une résolution historique qualifiant l’esclavage, la déportation et la colonisation de crimes contre l’humanité et de génocides à l’encontre des peuples africains4. Cette décision, fruit d’années de plaidoyer des sociétés civiles, des intellectuels et des États africains, marque un tournant dans la manière dont le continent entend se réapproprier son histoire et affirmer sa souveraineté narrative.
La portée de cette résolution est triple. Elle est d’abord symbolique : elle reconnaît officiellement, au plus haut niveau panafricain, la gravité des préjudices subis par l’Afrique au cours des cinq derniers siècles. Elle est aussi juridique : en qualifiant ces actes de crimes contre l’humanité, l’UA ouvre la voie à des discussions sur les réparations, la restitution et la justice internationale. Enfin, elle est politique : elle place la question mémorielle au cœur de l’agenda africain et redéfinit les termes du dialogue avec les anciennes puissances coloniales.
Ce débat n’est pas seulement africain ; il engage aussi l’avenir des relations entre l’Afrique et l’Occident. Comment l’Afrique peut-elle intégrer et « digérer » cette histoire douloureuse ? Comment dépasser le conflit mémoriel pour inventer de nouvelles dynamiques de coopération et de vivre-ensemble avec l’Europe ? Ce sont les enjeux de ce dossier.
II. Les courants et idées actuelles en Afrique et dans la diaspora
L’Afrique contemporaine est traversée par une pluralité de courants de pensée sur la mémoire coloniale et la manière d’en sortir.
Parmi les idées en vogue, on retrouve :
- La justice réparatrice : portée par des mouvements panafricains et diasporiques, elle réclame des réparations matérielles et symboliques (excuses officielles, restitution d’œuvres, compensation financière, réformes institutionnelles).
- La réappropriation de l’histoire : de nombreux intellectuels, artistes et enseignants africains militent pour une réécriture de l’histoire, centrée sur les voix africaines, la valorisation des résistances et des civilisations précoloniales, et la dénonciation des mythes coloniaux.
- La souveraineté narrative : il s’agit de rompre avec le récit dominant occidental pour affirmer une identité africaine autonome, capable de penser son passé, son présent et son avenir sans tutelle extérieure.
Ce débat s’inscrit dans une remise en cause plus large de la modernité occidentale. Pour une partie de l’intelligentsia africaine, la démocratie, les droits de l’homme ou le développement « à l’occidentale » sont perçus comme des instruments de domination culturelle, voire comme des « excroissances » du colonialisme. D’autres, au contraire, plaident pour une appropriation critique de ces valeurs, adaptées aux réalités africaines.
La jeunesse urbaine, les diasporas et les réseaux sociaux jouent un rôle moteur dans la diffusion de ces idées, tout en appelant à dépasser le ressentiment pour construire des alternatives concrètes.

III. Reconnaître, intégrer et « digérer » l’histoire coloniale
La reconnaissance officielle de la colonisation et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité est une étape fondamentale pour l’Afrique. Elle permet de restaurer la dignité des peuples, de rendre justice aux victimes et de poser les bases d’un nouveau contrat social.
Mais cette reconnaissance doit s’accompagner d’un travail d’intégration et de « digestion » de l’histoire, à plusieurs niveaux :
- L’éducation : réformer les programmes scolaires pour inclure une histoire africaine décentrée, valoriser les résistances, les figures oubliées, les cultures et les langues africaines. Cela implique aussi la formation des enseignants et la production de manuels adaptés.
- La culture et les arts : soutenir la création artistique, la littérature, le cinéma et les musées qui explorent la mémoire coloniale, favorisent le dialogue intergénérationnel et contribuent à la guérison collective.
- Les institutions : inscrire la mémoire dans les politiques publiques, les commémorations, les lieux de mémoire, et encourager la justice transitionnelle (commissions vérité, réparations, restitutions).
- La transmission intergénérationnelle : impliquer les familles, les communautés et les diasporas dans la transmission des récits, des valeurs et des leçons du passé.
La justice transitionnelle, inspirée des expériences sud-africaines ou rwandaises, peut offrir des outils pour articuler reconnaissance, réparation et réconciliation. Mais elle doit être adaptée aux contextes locaux, inclusive et participative.
IV. Résoudre le conflit mémoriel avec l’Occident : entre confrontation et dialogue
La résolution de l’UA pose la question de la relation avec les anciennes puissances coloniales.
Les attentes africaines sont claires :
- Excuses officielles pour les crimes commis
- Réparations matérielles et symboliques
- Restitution des biens culturels et des œuvres d’art
- Reconnaissance des traumatismes et de leurs conséquences actuelles
Mais ces demandes se heurtent à des résistances occidentales : peur d’ouvrir la porte à des revendications financières massives, crainte d’une remise en cause de l’identité nationale, instrumentalisation politique des mémoires concurrentes.
Face à ces blocages, l’Afrique doit développer des stratégies de négociation et de rapport de force plus efficaces :
- S’appuyer sur les sociétés civiles et les diasporas pour internationaliser la cause
- Mobiliser les institutions internationales (ONU, CPI, UNESCO) pour faire avancer le droit
- Construire des alliances Sud-Sud pour renforcer le poids diplomatique africain
- Proposer des espaces de dialogue pour bâtir une mémoire partagée et apaisée
Le conflit mémoriel ne doit pas être un obstacle à la coopération, mais un levier pour redéfinir les termes du partenariat.
V. Vers de nouvelles dynamiques : repenser la coopération et le vivre-ensemble afro-européen
Pour dépasser le face-à-face victimaire, l’Afrique et l’Europe doivent inventer de nouvelles bases de coopération, fondées sur l’égalité, le respect et les intérêts mutuels.

- Bâtir une mémoire partagée : organiser des commémorations conjointes, créer des programmes d’échanges culturels et éducatifs, soutenir la recherche historique collaborative.
- Renouveler les partenariats économiques : passer d’une logique d’aide à une logique d’investissement, de co-développement et de transfert de technologies.
- Promouvoir le dialogue interculturel : encourager la mobilité des étudiants, des artistes, des entrepreneurs, et valoriser la diversité comme richesse commune.
- Co-construire des projets d’avenir : énergie, climat, santé, sécurité, innovation – autant de domaines où l’Afrique peut être force de proposition et partenaire à part entière.
L’Afrique, forte de sa jeunesse, de sa créativité et de son expérience historique, peut jouer un rôle moteur dans la gouvernance mondiale, en défendant une vision plurielle, inclusive et solidaire du vivre-ensemble.
VI. Conclusion : De la mémoire blessée à l’avenir partagé
La résolution de l’Union africaine, portée par le Togo, marque un acte fondateur dans la réappropriation de l’histoire africaine et la reconnaissance des crimes du passé4. Mais elle n’est qu’un point de départ. L’Afrique doit désormais intégrer cette mémoire, la transmettre, l’assumer et la transformer en levier d’émancipation.
Le défi est de dépasser le ressentiment pour inventer une nouvelle dynamique de coopération avec l’Europe, fondée sur la vérité, la justice et le respect mutuel.
C’est à ce prix que l’Afrique pourra guérir ses blessures, affirmer sa souveraineté et bâtir, avec ses partenaires, un avenir partagé et pacifié.