La région du Tigré, au nord de l’Ethiopie, demeure l’un des épicentres les plus sensibles de la sécurité africaine en 2025. Deux ans après la signature de l’accord de Pretoria qui avait mis fin à une guerre dévastatrice entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), la paix reste précaire. Les rivalités internes au sein du TPLF, l’ingérence persistante de l’Erythrée, la lenteur de la reconstruction et la présence de centaines de milliers de déplacés alimentent une inquiétude croissante : le spectre d’une nouvelle guerre n’a jamais semblé aussi proche.
Un accord de paix fragilisé par des rivalités internes
L’accord de Pretoria, signé en novembre 2022, avait permis de faire taire les armes après deux ans de conflit meurtrier ayant causé la mort de plus de 600 000 personnes et le déplacement de plusieurs millions d’autres235. Mais la mise en œuvre du texte s’est révélée laborieuse. Le TPLF, autrefois hégémonique dans la politique éthiopienne, est aujourd’hui fracturé entre deux factions rivales : d’un côté, Debretsion Gebremichael, leader historique du parti, et de l’autre, Getachew Reda, nommé à la tête de l’Administration intérimaire du Tigré (TIA) par Addis-Abeba27.
Debretsion reproche à Getachew la lenteur de la réintégration du Tigré dans la fédération éthiopienne, l’absence de progrès sur la restitution des territoires contestés et la gestion jugée trop conciliante avec le pouvoir fédéral. Il a appelé à la dissolution de la TIA, tentant de saper l’autorité de Getachew et d’attiser la défiance de la population tigréenne2. Cette lutte pour le contrôle du parti et de la région paralyse les institutions locales, retarde la reconstruction et alimente la frustration populaire.
La menace érythréenne : une poudrière à la frontière
L’accord de Pretoria prévoyait le retrait de toutes les forces étrangères du Tigré. Pourtant, l’armée érythréenne occupe toujours plusieurs localités stratégiques, notamment dans les districts d’Irob et de Sheraro25. Accusée de crimes de guerre contre l’ethnie tigréenne pendant le conflit, l’Erythrée reste un acteur déstabilisateur majeur. Sa présence est vécue comme une humiliation par les Tigréens et une violation flagrante de l’accord de paix.
En février 2025, le gouvernement érythréen a ordonné une mobilisation générale de ses réservistes et la conscription forcée de citoyens de moins de 60 ans, provoquant une onde de choc dans la société érythréenne et alimentant la crainte d’une reprise des hostilités5. L’Ethiopie, de son côté, a déployé des renforts militaires le long de la frontière nord, mobilisant chars d’assaut et drones, tout en affirmant publiquement ne pas vouloir attaquer l’Erythrée5. Cette militarisation accrue fait craindre une escalade incontrôlée, alors que la région d’Afar, frontalière du Tigré, connaît aussi une montée des tensions.

Des civils pris au piège d’une paix inachevée
La population tigréenne, déjà éprouvée par deux années de guerre, vit dans la peur d’un nouveau conflit3. Plus d’un million de personnes restent déplacées, vivant dans des camps précaires ou des abris de fortune, dépendant de l’aide humanitaire internationale qui peine à parvenir jusqu’à eux235. L’insécurité, la faim et le manque d’accès aux soins aggravent une situation humanitaire déjà dramatique.
Les civils redoutent autant les affrontements entre factions tigréennes que le retour des combats avec les forces fédérales ou érythréennes. Des témoignages recueillis à Mekele, capitale régionale, font état d’une anxiété généralisée : « Nous avons perdu nos maisons, nos familles. Nous ne voulons plus de guerre, mais nous n’avons aucune garantie que la paix va durer », confie un enseignant réfugié dans un camp à la périphérie de la ville3.
Lenteur de la reconstruction et blocages politiques
La reconstruction du Tigré progresse lentement. Les infrastructures (routes, hôpitaux, écoles) restent en ruines dans de nombreuses zones rurales. Les fonds promis par le gouvernement fédéral et les bailleurs internationaux arrivent au compte-gouttes, freinés par l’instabilité politique et la méfiance envers les autorités locales divisées27. L’accès à la justice pour les victimes de violences, la restitution des terres et la réintégration des anciens combattants sont autant de dossiers en suspens.
La rivalité entre Debretsion et Getachew bloque la mise en œuvre des réformes prévues par l’accord de Pretoria, notamment la réintégration du Tigré dans la fédération éthiopienne et la résolution des litiges territoriaux avec les régions voisines d’Amhara et d’Afar25. Cette paralysie institutionnelle nourrit la défiance de la population envers ses dirigeants et renforce le risque d’un retour à la violence.
Facteurs régionaux et risques d’embrasement
Le Tigré n’est pas une île isolée. La région reste un point de friction entre l’Ethiopie, l’Erythrée et parfois même le Soudan, sur fond de rivalités ethniques, de disputes territoriales et d’enjeux géostratégiques5. L’instabilité du Tigré pourrait rapidement se transformer en conflit régional, d’autant que le gouvernement fédéral éthiopien doit déjà faire face à des insurrections armées dans les régions d’Amhara et d’Oromia.
La présence continue de l’armée érythréenne, la mobilisation militaire dans la région d’Afar et la fabrication de drones par l’Ethiopie sont interprétées par de nombreux analystes comme des signes d’une possible escalade militaire5. Le Premier ministre Abiy Ahmed tente d’apaiser les tensions en réaffirmant l’engagement du gouvernement à soutenir la reconstruction et à garantir la paix, mais la réalité sur le terrain reste alarmante.
La communauté internationale en alerte
Les Nations unies, l’Union africaine et plusieurs ONG internationales suivent de près la situation au Tigré. L’UA, qui avait joué un rôle clé dans la médiation de l’accord de Pretoria, appelle à la retenue, au respect du cessez-le-feu et à la reprise du dialogue entre toutes les parties28. Les diplomates occidentaux et africains s’inquiètent d’un possible effondrement du processus de paix, qui aurait des conséquences désastreuses pour la Corne de l’Afrique.
Les organisations humanitaires alertent sur le risque d’une nouvelle vague de déplacements massifs, d’une aggravation de la famine et d’une flambée de violences contre les civils. L’accès à l’aide reste entravé par l’insécurité et les restrictions administratives, alors que les besoins humanitaires sont immenses.

Perspectives et scénarios possibles
Plusieurs scénarios se dessinent pour les prochains mois :
- Scénario optimiste : Les factions du TPLF parviennent à un compromis, la TIA est renforcée, la reconstruction s’accélère et l’Erythrée accepte de retirer ses troupes. Le dialogue avec Addis-Abeba aboutit à une réintégration progressive du Tigré et à la résolution des litiges territoriaux.
- Scénario pessimiste : L’affrontement interne au TPLF dégénère en guerre civile régionale, l’Erythrée profite du chaos pour avancer ses positions, et le gouvernement fédéral intervient militairement, plongeant le Tigré dans une nouvelle spirale de violence.
- Scénario de statu quo : Les tensions persistent, la reconstruction piétine, la population continue de souffrir et la paix reste fragile, avec un risque permanent de reprise des combats.
Conclusion : un test pour la paix en Afrique de l’Est
La situation au Tigré en 2025 est un test crucial pour la paix et la stabilité de la Corne de l’Afrique. La communauté internationale, l’Union africaine et les acteurs régionaux doivent redoubler d’efforts pour soutenir le dialogue, garantir la protection des civils et accompagner la reconstruction. Sans une résolution rapide des rivalités internes et une gestion inclusive de la transition, le Tigré risque de replonger dans la guerre, avec des conséquences dramatiques pour toute l’Ethiopie et au-delà.