Sweida, une ville perchée sur les hauteurs du sud de la Syrie, est aujourd’hui le symbole d’une tragédie silencieuse mais tenace : celle de l’exil progressif de milliers de familles bédouines, victimes d’une nouvelle vague de violences communautaires et d’opérations militaires du régime. Alors que la communauté internationale braque son projecteur sur d’autres drames majeurs du Moyen-Orient, les échos de Sweida attestent d’une réalité douloureuse : celle d’un peuple, d’un mode de vie et d’une mémoire en train de disparaître, entre déplacements internes, silence politique et résilience obstinée.
Un contexte marqué par la guerre, l’oubli et le cycle de la peur
Depuis le début du soulèvement syrien en 2011, la région de Sweida, à majorité druze mais à forte présence bédouine, a longtemps été épargnée par les destructions massives. Toutefois, depuis la reprise progressive en main du pouvoir central et le retour d’acteurs armés multiples (forces régulières, milices paramilitaires, groupuscules extrémistes résiduels), le fragile équilibre local s’est dégradé.
À la faveur de ce chaos politique et militaro-économique, les violences intercommunautaires se sont multipliées : enlèvements, règlements de compte, attaques ciblées de villages bédouins accusés, tour à tour, de collaborer avec l’un ou l’autre des camps. À cela s’ajoute la crise climatique, qui, en raréfiant les pâturages et l’eau, exacerbe la compétition pour les ressources et aggrave la précarité.
Le déplacement comme tragédie et stratégie
Depuis la fin 2024, les ONG locales et les agences de l’ONU estiment à plus de 30 000 le nombre de personnes déplacées internes dans le gouvernorat de Sweida. S’ils fuient d’abord les combats, beaucoup cherchent aussi à échapper au harcèlement administratif et à la campagne de “sédentarisation forcée” mise en œuvre par Damas. Les maisons brûlées, les récoltes détruites, les troupeaux confisqués : tout pousse à la fuite. Beaucoup de familles trouvent refuge auprès de proches dans des quartiers périphériques de grandes villes, d’autres partent vers les camps du sud ou réussissent à franchir la frontière jordanienne ou libanaise, où leurs conditions d’accueil restent aléatoires et précaires.
En toile de fond, le tissu économique s’effondre. Jadis éleveurs et commerçants, les Bédouins privés de terres et de bétails s’improvisent journaliers, vendeurs dans les souks, parfois mendiants. La scolarisation des enfants chute – on compte moins d’un enfant sur trois à l’école parmi les déplacés –, les soins sont raréfiés, les femmes subissent une double peine en raison de l’exclusion et de la dégradation des réseaux communautaires.
La résistance de la mémoire et des solidarités
Face à la brutalité de cette disparition programmée, des initiatives surgissent. Les leaders religieux druzes organisent des “caravanes matérielles” pour convoyer vivres et médicaments, mais cherchent surtout à maintenir des réseaux de dialogue communautaire. Parallèlement, la diaspora bédouine tente d’aider à distance, créant des fonds d’entraide et documentant, sur internet et les réseaux sociaux, les traditions orales et les rites menacés.
Plusieurs chercheuses syriennes engagées, telles Lina Khatib ou Fadwa al-Hadid, archivent témoignages, chansons, histoires familiales afin de sauver ce qui peut l’être du patrimoine immatériel en péril. “Nous savons que tout peut disparaître demain. Il nous reste la mémoire et le récit pour résister à l’effacement,” confient certains anciens.
Le silence de la communauté internationale et les enjeux stratégiques
Cependant, ce drame se heurte à l’indifférence internationale. Occupée par la gestion de la crise humanitaire et politique liée aux conflits plus visibles (Gaza, Ukraine, Sahel), la communauté internationale peine à développer une stratégie de protection spécifique aux familles bédouines de Sweida. Quelques ONG tentent de mobiliser autour de l’urgence d’accueil, de l’éducation et du microcrédit de survie, mais leur action est souvent entravée par les restrictions des autorités syriennes.
Politiquement, le jeu de Damas s’avère cynique : en favorisant la sédentarisation forcée et la dilution des espaces bédouins, le régime espère affaiblir toute contestation future et remodeler l’équilibre démographique à son profit. Face à la pénurie chronique, la concurrence pour l’accès aux terres fertiles devient aussi une arme politique.
Climat, écologie et futur d’un mode de vie menacé
La crise bédouine de Sweida dépasse le seul cadre militaire et politique. Elle dit aussi l’accélération des disparitions de modes de vie pastoraux, menacés par le changement climatique, l’urbanisation sauvage et l’imposition de modèles économiques productivistes. Les associations écologiques locales alertent sur la perte de biodiversité liée à l’exode des éleveurs (pâturages abandonnés, savoirs de gestion hydrique oubliés, paysages transformés).
L’issue représente un défi. Faut-il, coûte que coûte, préserver survivances et traditions, ou accompagner les nouvelles générations vers la ville et la modernité ? Le drame des Bédouins de Syrie pose, en creux, la question universelle de la diversité culturelle à l’heure des guerres, du climat et des bouleversements.
Conclusion : Le prix de l’oubli
Sweida n’est pas une exception : ce qui s’y joue se retrouve dans de nombreux territoires, du Sahel au Proche-Orient, comme autant de signaux d’alerte. En investissant, enfin, dans la protection juridique, éducative, culturelle et écologique des peuples mobiles, la communauté mondiale pourrait contribuer à préserver non pas le passé, mais notre capacité collective à inventer l’avenir.