La Cour pénale internationale dans la tourmente : Trump, la contestation des grandes puissances et l’avenir de la justice internationale

Introduction : La CPI, promesse universelle sous le feu des critiques

Créée en 2002 à La Haye, la Cour pénale internationale (CPI) devait être le rempart ultime contre l’impunité des crimes les plus graves : génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et, depuis 2018, crime d’agression. Portée par l’espoir d’une justice universelle, la CPI s’est imposée comme un symbole du multilatéralisme judiciaire. Mais, plus de vingt ans après sa création, elle traverse une crise profonde : contestée par les grandes puissances, menacée par des sanctions américaines, critiquée pour sa lenteur et sa supposée partialité, la CPI incarne aujourd’hui les défis et les contradictions de la justice internationale. Ce dossier analyse les causes de cette tourmente, ses conséquences pour l’ordre mondial et les pistes pour l’avenir.

I. Trump et la croisade contre la CPI : une rupture sans précédent

A. Les États-Unis et la CPI : de l’espoir à la confrontation

Les États-Unis n’ont jamais ratifié le Statut de Rome, fondateur de la CPI, mais ont longtemps entretenu une relation ambiguë avec la Cour. Sous Bill Clinton, Washington avait signé le texte, tout en refusant de le soumettre à ratification. Sous George W. Bush, l’administration s’était montrée ouvertement hostile, multipliant les accords bilatéraux pour protéger ses ressortissants de toute poursuite. Barack Obama avait amorcé un léger rapprochement, en soutenant certaines enquêtes, notamment en Afrique.

L’arrivée de Donald Trump marque une rupture totale. Dès 2020, son administration impose des sanctions inédites contre la procureure Fatou Bensouda et d’autres responsables de la Cour, en représailles à l’ouverture d’enquêtes sur d’éventuels crimes américains en Afghanistan et sur les agissements d’Israël en Palestine. Washington accuse la CPI de « menacer la souveraineté des États-Unis », de « céder à des pressions politiques » et de « servir des intérêts hostiles ». Trump va jusqu’à menacer de représailles tout pays coopérant avec la Cour contre les intérêts américains ou israéliens.

B. Effets et portée de l’offensive américaine

Ces sanctions – gel des avoirs, restrictions de visas, menaces de poursuites – sont un coup de tonnerre. Elles fragilisent la capacité d’action de la CPI, refroidissent la coopération de nombreux États et envoient un signal d’impunité aux auteurs de crimes de guerre. Le message est clair : la justice internationale ne doit pas s’appliquer aux grandes puissances, ni à leurs alliés.

Cette offensive américaine s’inscrit dans une stratégie plus large de remise en cause du multilatéralisme, déjà illustrée par la sortie de l’accord de Paris sur le climat, la suspension du financement de l’OMS ou la critique de l’ONU et de l’OMC. Elle contribue à délégitimer la CPI aux yeux d’autres pays sceptiques ou hostiles.

C. Un effet domino : la Russie, la Chine et les autres

La Russie, qui avait signé mais jamais ratifié le Statut de Rome, s’est officiellement retirée en 2016, après l’ouverture d’une enquête sur la Crimée. Moscou dénonce une « instrumentalisation politique » de la justice internationale. La Chine, l’Inde, Israël, la Turquie et d’autres grandes puissances n’ont jamais adhéré à la Cour, estimant qu’elle porte atteinte à la souveraineté nationale.

Plus récemment, l’émission d’un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine pour crimes de guerre en Ukraine a provoqué une rupture totale entre la Russie et la CPI, Moscou allant jusqu’à menacer de poursuites pénales les juges de la Cour.

U.S. President Donald Trump speaks during the annual National Prayer Breakfast, at the U.S. Capitol in Washington, U.S., February 6, 2025. REUTERS/Kent Nishimura

II. L’Afrique, entre espoir et désillusion

A. Un terrain d’action privilégié… et controversé

L’Afrique a longtemps été le principal terrain d’action de la CPI. Les premières affaires – République démocratique du Congo, Ouganda, Soudan, Centrafrique, Côte d’Ivoire – ont permis d’arrêter et de juger des chefs de guerre et des dictateurs. Pour de nombreux Africains, la CPI a représenté un espoir de justice face à l’impunité locale.

Mais cette focalisation a aussi suscité des critiques croissantes. Plusieurs États africains (Burundi, Afrique du Sud, Gambie) ont menacé de se retirer du Statut de Rome, accusant la Cour de ne poursuivre que des dirigeants africains, alors que les crimes commis par les grandes puissances resteraient impunis. L’Union africaine a plusieurs fois dénoncé un « deux poids, deux mesures » et appelé à la création de mécanismes africains de justice internationale.

B. La crise de confiance

Malgré ces critiques, la plupart des États africains sont restés membres de la CPI, conscients des limites de leurs propres systèmes judiciaires. Mais la crise de confiance est profonde. Les procès longs, les acquittements retentissants (Gbagbo, Bemba), la difficulté à obtenir la coopération des États et la politisation de certaines affaires ont fragilisé la légitimité de la Cour.

III. Les défis internes de la CPI : efficacité, impartialité, légitimité

A. Un bilan mitigé

En plus de vingt ans, la CPI a ouvert plus de 30 enquêtes, émis une trentaine de mandats d’arrêt et prononcé une dizaine de condamnations. Mais le bilan est jugé décevant : lenteur des procédures, acquittements, difficultés à arrêter les suspects (Omar el-Béchir, Joseph Kony), manque de moyens financiers et humains.

La Cour dépend de la coopération des États pour l’arrestation des suspects, la collecte des preuves et la protection des témoins. Or, de nombreux États refusent d’exécuter les mandats d’arrêt, notamment quand il s’agit de personnalités puissantes ou de chefs d’État en exercice.

B. Accusations de partialité et de politisation

La CPI est accusée de partialité, notamment pour sa focalisation sur l’Afrique et sa lenteur à ouvrir des enquêtes sur les crimes commis par les puissances occidentales ou leurs alliés. Les critiques soulignent que la Cour n’a jamais poursuivi de dirigeants occidentaux, alors que les crimes commis en Irak, en Afghanistan ou en Palestine restent largement impunis.

La politisation des nominations, les pressions exercées par les grandes puissances et la difficulté à garantir l’indépendance des juges fragilisent la crédibilité de l’institution.

C. Les défis du droit et de la procédure

La CPI doit composer avec la diversité des systèmes juridiques, la complexité des enquêtes internationales et la protection des témoins. Les procès sont longs, coûteux, et souvent déconnectés des attentes des victimes. L’articulation entre justice internationale et justice nationale reste problématique, malgré le principe de complémentarité inscrit dans le Statut de Rome.

IV. Quelles conséquences pour le multilatéralisme et l’ordre mondial ?

A. Un test pour la justice internationale

La crise de la CPI est un révélateur de la crise plus large du multilatéralisme. L’idée d’une justice universelle, indépendante des rapports de force, est remise en cause par le retour du nationalisme, la montée des puissances autoritaires et la fragmentation de l’ordre mondial. La CPI, comme l’ONU, le Conseil des droits de l’homme ou l’OMC, subit la défiance croissante des États et la concurrence de mécanismes alternatifs (tribunaux ad hoc, justice transitionnelle, commissions vérité).

B. Le risque d’un retour à l’impunité

Si la CPI devait être marginalisée ou vidée de sa substance, le risque serait un retour à l’impunité pour les crimes les plus graves, en particulier dans les conflits où les États sont parties prenantes. Les victimes perdraient l’espoir d’obtenir justice, et les auteurs de crimes de masse pourraient agir sans crainte de poursuites. L’affaiblissement de la justice internationale serait aussi un signal négatif pour la prévention des conflits, la protection des civils et la lutte contre les violences sexuelles ou ethniques.

C. Vers un multilatéralisme à la carte ?

Face à la crise de la CPI, certains États privilégient des solutions alternatives : tribunaux hybrides (comme au Cambodge ou en Centrafrique), mécanismes régionaux, justice nationale renforcée. Mais ces dispositifs restent limités, dépendants du contexte politique et de la volonté des États. Le risque est celui d’un « multilatéralisme à la carte », où la justice internationale ne s’applique qu’aux plus faibles, tandis que les puissants échappent à toute poursuite.

V. La CPI peut-elle être sauvée ? Réformes, résistances et espoirs

A. Les pistes de réforme

Pour sortir de la crise, de nombreux experts et ONG plaident pour une réforme en profondeur de la CPI :

  • Renforcer l’indépendance des juges et du procureur
  • Améliorer la représentation géographique et la diversité au sein de la Cour
  • Accroître les moyens financiers et logistiques
  • Développer des mécanismes de coopération avec les États et les organisations régionales
  • Promouvoir la complémentarité entre justice internationale et justice nationale
Speaker of the US House of Representatives Mike Johnson (Republican of Louisiana) speaks at his weekly press conference with other GOP leadership following a meeting in the Capitol on Tuesday, June 4, 2024. Credit: Annabelle Gordon / CNP

B. Le rôle de la société civile et des victimes

La mobilisation des ONG, des associations de victimes et des défenseurs des droits humains reste essentielle pour maintenir la pression sur les États et défendre l’idéal de justice universelle. Les campagnes pour l’arrestation des fugitifs, le soutien aux témoins et la sensibilisation de l’opinion publique sont autant de leviers pour renforcer la légitimité de la CPI.

C. L’Europe, l’Afrique et les puissances moyennes à la rescousse ?

Si les grandes puissances contestent la CPI, l’Europe, le Canada, l’Amérique latine et une partie de l’Afrique continuent de soutenir l’institution, financièrement et politiquement. L’Union africaine, malgré ses critiques, a aussi reconnu l’utilité de la Cour pour lutter contre l’impunité des crimes de masse. L’avenir de la CPI dépendra de la capacité de ces acteurs à défendre son indépendance, à promouvoir des réformes et à résister aux pressions des États récalcitrants.

Conclusion : La justice internationale, un combat inachevé

La Cour pénale internationale traverse l’une des crises les plus graves de son histoire. Attaquée par les grandes puissances, contestée sur son efficacité et sa légitimité, elle incarne pourtant l’espoir d’un monde où les crimes les plus graves ne resteraient pas impunis. L’avenir du multilatéralisme judiciaire dépendra de la capacité de la communauté internationale à réformer, à soutenir et à protéger la CPI contre les tentatives de déstabilisation. La fin de la justice internationale serait une régression majeure pour l’humanité. Mais sa refondation, son adaptation et son ouverture sont possibles – à condition d’un engagement renouvelé des États, de la société civile et des citoyens du monde.

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