L’Article 34(6) du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, entré en vigueur en 2004, est devenu un sujet central de débats parmi les juristes, les défenseurs des droits humains et les États membres de l’Union africaine. Alors que la Cour africaine est censée être un mécanisme clé pour la protection des droits fondamentaux sur le continent, cette disposition limite fortement la possibilité pour les individus et les organisations non gouvernementales (ONG) d’accéder directement à la Cour. Ce blocage institutionnel soulève des questions cruciales sur l’efficacité du système africain de protection des droits humains et sur la capacité des victimes à obtenir réparation.
Le cadre juridique de l’Article 34(6)
L’Article 34(6) stipule que la Cour ne peut recevoir une requête individuelle ou d’ONG que si l’État concerné a expressément fait une déclaration reconnaissant la compétence de la Cour à cet égard. En d’autres termes, l’accès direct des victimes à la Cour est conditionné à une acceptation préalable par chaque État, ce qui rend cette compétence facultative et non automatique.
Cette disposition vise à préserver la souveraineté des États, en leur permettant de limiter la portée de la juridiction de la Cour. Toutefois, dans la pratique, elle a eu pour effet de restreindre considérablement l’accès à la justice, puisque peu d’États ont déposé cette déclaration, et certains l’ont même retirée, comme la Tunisie en mars 2025.
Un accès limité et des conséquences dramatiques
Selon les données officielles, seuls une douzaine d’États africains ont déposé la déclaration autorisant l’accès direct des individus et ONG à la Cour. Parmi eux figurent le Burkina Faso, le Mali, le Ghana, le Niger, la Gambie et la Guinée-Bissau. D’autres pays, comme la Tanzanie, la Côte d’Ivoire, le Bénin et récemment la Tunisie, ont retiré cette déclaration, réduisant encore plus le champ d’action de la Cour.
Cette situation a des conséquences lourdes :
- Les victimes de violations des droits humains dans les pays non déclarants ne peuvent saisir directement la Cour, ce qui limite leur recours effectif.
- Les ONG, souvent en première ligne pour documenter les abus et défendre les droits, voient leur capacité d’action judiciaire réduite.
- La Cour est privée d’un nombre important d’affaires qui pourraient renforcer la jurisprudence africaine et faire progresser les droits humains.
Les critiques et appels à la réforme
De nombreux experts et organisations internationales dénoncent cette disposition comme un obstacle majeur à l’efficacité du système africain de protection des droits humains. Dans un article publié en 2024, le juriste Manisuli Ssenyonjo souligne que l’Article 34(6) « rend le système africain inefficace et peu crédible » et appelle à son abrogation ou à sa modification pour rendre la compétence de la Cour obligatoire.
Les défenseurs des droits humains estiment que l’accès direct à la justice est un principe fondamental et que la Cour doit pouvoir être saisie librement par les victimes, sans entraves politiques. Ils appellent aussi à une harmonisation des pratiques entre les États et à une meilleure sensibilisation des gouvernements et des populations sur les mécanismes disponibles.
Les récentes évolutions : déclarations et retraits
En 2021 et 2022, plusieurs pays ont déposé la déclaration prévue par l’Article 34(6), notamment la Gambie, le Niger et la Guinée-Bissau, suscitant un regain d’espoir pour l’accès à la justice. Cependant, ces avancées sont contrebalancées par des retraits récents, comme celui de la Tunisie en mars 2025, qui a provoqué une vive réaction des ONG et de la société civile.
Ce retrait intervient dans un contexte de recul démocratique et de restrictions des libertés en Tunisie, où la Cour avait rendu plusieurs décisions critiques à l’égard du gouvernement. La décision tunisienne est perçue comme une tentative de limiter la surveillance internationale et d’échapper à la justice.
Vers une réforme nécessaire et urgente
Pour restaurer la crédibilité et l’efficacité de la Cour africaine, plusieurs pistes sont envisagées :
- Modifier le Protocole pour supprimer le caractère optionnel de l’Article 34(6) et rendre obligatoire la compétence de la Cour pour tous les États membres.
- Renforcer les mécanismes de coopération entre la Commission africaine des droits de l’homme et la Cour, notamment via les renvois indirects d’affaires.
- Encourager davantage d’États à ratifier le Protocole et à déposer la déclaration, par des campagnes de sensibilisation et un dialogue politique renforcé.
- Soutenir la formation des acteurs judiciaires et des défenseurs des droits pour mieux utiliser les voies de recours.
Conclusion : un enjeu crucial pour les droits humains en Afrique
L’Article 34(6) constitue aujourd’hui un verrou qui limite l’accès à la justice pour de nombreuses victimes de violations des droits fondamentaux en Afrique. Alors que le continent aspire à renforcer la démocratie, la bonne gouvernance et l’État de droit, il est impératif que ses institutions judiciaires soient pleinement opérationnelles et accessibles.
La réforme de cette disposition, combinée à un engagement politique fort des États membres, est une condition sine qua non pour garantir que la Cour africaine des droits de l’homme puisse jouer pleinement son rôle de gardienne des droits humains et offrir un recours effectif aux citoyens.